« Dis, Maman, pourquoi qu’on doit partir ? C’est pas bien qu’est-ce que je fais ? »
Les terres de Külmvalkjad me manquent. Depuis notre arrivée à Aes, mes parents n’ont cessé de me dire que plus rien ne nous attendait là-bas, que notre vie était désormais ici et que je devais soit m’en réjouir, soit m’en contenter. Pourtant, même si je n’y ai passé que huit de mes premières années, je me souviens de ce que j’y ai perdu.
La neige recouvre tout le paysage. Chaque flocon descend du ciel pour se déposer sur la terre, porté au grès du vent. Parfois, je levais la tête et tirais la langue pour en attraper un et saisir la saveur des cieux. Souvent, je les
obligeais à passer entre mes lèvres, et je frissonnais de ces gorgées glacées, la bouche engourdie pour un temps, si bien que j’en avais du mal à m’exprimer. Ça faisait bien rire mes copains.
J’aimais les fausses couleurs du dehors perçues à travers le tissu que ma mère me nouait autour de la tête pour protéger mes yeux de la lumière du soleil réverbérée par la neige. On était cinq ou six camarades à courir dans le quartier commerçant et à chiper des tranches de poisson fumé pour les déguster à l’abri des regards, dans notre igloo secret. Mais il était de moins en moins fréquent que l’on sortît plus loin que la maison de Mamie Grigri, alors nous restions au chaud dans une caverne creusée à flanc de la montagne, assis à taper des talons sur les caisses de marchandises de Papa qui attendaient patiemment d’être livrées ailleurs. Pour elles aussi il était de moins en moins fréquent qu’elles sortissent plus loin que les limites de la ville. La pêche n’était plus aussi fructueuse et les convois réussissaient difficilement à partir.
Si l’on compare à Aes, on peut dire que la vie n’était pas facile, mais alors nous n’avions aucune idée d’un endroit plus clément, ainsi nous arrivions à être heureux. Enfin, moi je l’étais, en tout cas. Je partageais ma maison avec mes cousins Gun et Eïdan ainsi que leurs parents ; eux avaient l’étage et nous le rez-de-chaussée. C’était l’une des plus grandes bâtisses en pierre, du temps de mes arrières grands-parents, je crois. Avant, nous y habitions que tous les trois, mes parents et moi, mais mon Tonton est revenu et après une grosse engueulade avec mon Papa, il y a ramené sa famille. Moi je trouvais ça bien. Mais c’est un peu à cause d’eux qu’on a dû partir.
On était à plusieurs jours de marche de la capitale. Je me souviens très bien du voyage parce que moi, j’étais emmitouflé dans des couvertures à côté de quelques-unes de nos affaires dont on ne voulait pas se séparer et de nos provisions. Papa tirait le traîneau et Maman le poussait, parfois. Quand elle remarquait que je la regardais, je devinais son grand sourire sous les tissus qui ne laissaient entrevoir que ses yeux. Quand elle ne s’apercevait pas que je la regardais, je lisais dans son regard de l’affolement et de la peur. Une fois, j’ai dû descendre du traîneau pour l’aider à pousser. J’avais les membres si engourdis par le froid qu’il a fallu qu’on attende longtemps avant de repartir. Mon Papa me donnait de grandes claques un peu partout sur les bras et les jambes tandis que ma mère frottait ses mains sur mon visage, mon torse et mon dos. J’en ai gardé la peau rouge longtemps après notre arrivée à la capitale. Là-bas, on s’est reposé un peu, puis on a pris le train et on a quitté Külmvalkjad.
Je n’y suis jamais retourné.
« Dis, Maman, pourquoi devons-nous partir ? Ce n’est pas bien ce que je fais ? »
Je ne sais pas pourquoi on a décidé de s’arrêter ici, à Aes. Enfin, mon père m’a dit que c’était parce qu’on n’avait plus d’argent pour continuer notre route. Moi, je préfère dire que c’est parce qu’il avait aperçu la lueur d’émerveillement dans les yeux de ma mère, et sûrement dans les miens aussi. La cité donnait le vertige, avec ses multiples étages qui grimpaient haut dans le ciel. Depuis un long moment qu’on naviguait sur les eaux, il n’y avait plus cette couleur blanche qui sautait aux yeux partout où l’on tournait notre regard ; désormais, des couleurs vives et chaudes se brouillaient dans mes larmes causées par la forte luminosité. Il n’y avait plus de nuages au-dessus de ma tête mais un ciel bleu. Ma mère avait refusé que je portasse encore mon bandeau. Elle disait que je devais m’habituer à la lumière. Mais même en fixant le sol, mes yeux me piquaient et pleuraient, alors ce fut les paupières closes que j’entrasse dans la cité, ou du moins dans ses eaux territoriales. Entendant les exclamations de plusieurs autres voyageurs, j’ai osé ouvrir un unique œil pour découvrir ce qui poussait les gens à se presser contre les balustrades.
On a vécu au port pendant un temps. Mon père trouvait du travail à la journée sur quelques bateaux de pêche ou bien dans les étals à évider des poissons, tandis que ma mère et moi nous essayions de rendre notre petit chez-nous aussi agréable que possible. Je détestais l’odeur de la mer et le goût des poissons d’ici, mais il a fallu faire avec. En revanche, le crabe était bon.
Avec ma mère, on allait dans la ville pour trouver du travail. Je faisais quelques courses pour certains commerçants et l’on me donnait une ou deux piécettes, à peine de quoi m’acheter un gâteau. Je ne les dépensais surtout pas et elles allaient immanquablement dans les mains de mon père en fin de journée. J’aidais comme je pouvais.
Un jour, je suis rentré et j’ai découvert mes parents qui empaquetaient toutes nos affaires. J’ai pris peur et je me suis sauvé. Je commençais à me sentir bien ici, je m’étais fait quelques amis, même s’ils se moquaient de mes manières étrangères. Je ne voulais plus repartir nulle part. Je ne suis pas allé forcément bien loin et ma mère me retrouva en pleurs, caché dans l’un des entrepôts. Elle m’annonça alors que l’on changeait juste de maison. Je ne comprenais pas pourquoi elle souriait ainsi, elle semblait même réprimer sa joie mystérieuse, sans y parvenir tout à fait. Je les suivis jusque dans la ville, les oreilles remplies de bruits, les os tremblant à cause des machines qui secouaient le sol à côté de moi. On monta les étages à coup d’ascenseurs et d’escaliers, encore et encore, jusqu’à ce que mon estomac criât famine. On prit place dans un immense transporteur, avec des gens qui nous regardaient bizarrement et certaines femmes qui portaient un mouchoir à leur nez sur notre passage, et l’on s’est envolés jusqu’au palais d’Argent. On y est rentrés par une petite porte et on nous a installés dans le quartier des domestiques, ma mère en tant que gouvernante et mon père en tant que majordome.
C’est comme ça qu’on s’est connus. J’aimais bien quand on quittait le palais pour aller explorer la cité et voir ce qu’il se tramait au-delà. Parfois, je partais tout seul pour aller encore plus loin que là où nous nous étions arrêtés la dernière fois. Je me faisais gronder pour n’être revenu de mes expéditions que le lendemain.
C’est à cette époque que je perdis mon accent. Ma mère était furieuse quand elle apprit que l’on nous envoyait quelqu’un pour qu’il vînt nous apprendre à parler. Même si l’on débarquait d’un autre royaume où nous commencions à avoir plus de dettes que de créances, nous étions quand même famille de marchands. Néanmoins, on se plia aux exigences. On nous força à perdre l’accent du nord, on essaya de nous faire ressembler à quelqu’un d’ici, mais l’on ne pouvait modifier la couleur de notre peau ou celle de nos yeux, pour le plus grand plaisir de mes parents qui y voyaient une sorte de protestation muette.
Quand je regarde ma vie de maintenant, je me sens coupable d’avoir contraint mes parents à quitter leur travail, à quitter le plus haut plateau pour descendre dans les méandres de la cité. Ils m’ont répété que ce n’était pas ma faute, que c’était celle de… enfin bon.
Le quartier populaire n’est pas si mal, mais la vie y est compliquée. Nous n’avons pas voulu retourner habiter au port, même si mon père continue à y aller pour se faire quelques Gelds. Il avait promis de se réinstaller à son compte, de redorer notre nom, mais les fonds nécessaires partaient dans la nourriture et le loyer sans que l’on pût en garder plus. Moi, je ne pouvais pas me résoudre à rester derrière un atelier à la manufacture ou partir en mer. J’ai repris mon poste de coursier et grâce à nos années passées à fureter dans la ville, je m’en sors plutôt bien. Je connais chaque recoin, chaque raccourci, et je suis certain qu’il en reste encore à découvrir. J’avoue que je ne me suis pas contenté du salaire fluctuant de mes courses, alors j’ai dû me débrouiller autrement pour rapporter assez d’argent.
À mes vingt ans, je suis parti. J’ai voyagé. Je ne suis pas allé bien loin, je devais toujours aider mes parents, mais j’ai vu pas mal de choses. Ça me fait juste espérer qu’un jour, les gens n’aient plus peur de l’inconnu.