La journée s’achevait doucement et voilà plusieurs minutes que le dernier client avait quitté la demeure de Baba Yaga, laissant la diseuse de bonne aventure seule avec sa pupille. Le soleil, bien qu’encore haut dans le ciel, commençait doucement à décliner derrière les arbres de la forêt, peignant lentement les feuillages d’une teinte orangée. Après un soupire, Aisling Diarmaid annonça calmement qu’elle sortait en ville, histoire de se dégourdir les jambes et voir d’autres personnes que les clients. Malgré tous ses efforts, son ton trahissait son impatience et la frustration d’être restée enfermée toute la journée sur demande de sa mère adoptive, qui tenait absolument à lui inculquer un ou deux nouveaux « trucs » pour qu’elle puisse un jour prendre la relève. La jeune fille n’attendit même pas la réponse de la vieille dame et quitta précipitamment la maison après avoir pris soin d’emporter avec elle une petite poignée de pièces, au moins assez pour se payer un verre dans une taverne.

Elle franchit les portes de la ville plusieurs minutes plus tard, cherchant des yeux une connaissance ou, à défaut, un café sympa pour s’y désaltérer. Allant là ses pas la menaient, elle emprunta machinalement les escaliers pour s’élever plus haut, puis encore plus haut, jusqu’à ce qu’elle trouve l’un de ses amis, qu’elle surnommait affectueusement Sornette à cause de sa manie à déformer la réalité à son avantage, se trouvant attablé derrière la vitre d’une échoppe face à un autre homme que l’aventurière ne connaissait pas. Tant pis, elle ferait bientôt connaissance. Sur cette pensée, elle entra dans l’établissement où rires et discussions allaient bon train. La chaleur et l’odeur d’alcool l’assaillirent rapidement, mais il se ferait rapidement à cette atmosphère aux premiers abords dérangeant, mais qui caractérisait généralement les tavernes. Elle se dirigea sans plus attendre vers la table qui l’intéressait et s’y incrusta avec un simple « Salut. Je peux me joindre à vous ? ».  

Plusieurs minutes, ou peut-être plus, s’écoulèrent, les trois amis parlant de tout mais surtout de rien, tandis qu’Aisling essayait d’en apprendre un peu plus sur le garçon qu’elle n’avait jamais rencontré. Puis, à la table d’à côté, un homme se leva brusquement et cria à son interlocuteur avec une telle fureur dans la voix que tout le café profita de leur conversation :

- Je sais ce que j’ai vu ! C’était immense mais ça ne faisait pas de bruit, comme un gros nuage dans le ciel sauf que c’était bien réel !

Désormais, tous les clients, y compris la jeune femme, avaient les yeux tournés vers l’homme imposant qui venait de clamer ces paroles. Un téméraire à l’autre bout de la salle lui gueula « Garçon ! Plus de bière pour ce type », déchainant les rire de la plupart des personnes présentes, alors que celles à proximité évitaient soigneusement de sourire, de peur de recevoir un coup du colosse pour leur clouer le bec.

- J’suis pas bourré, encore moins fou ! Et je suis pas le seul à avoir vu la créature.

Le silence qui régnait alors dans l’établissement prouva néanmoins le contraire, puisqu’aucun de soutint cette thèse. Rapidement, les blagues fusèrent et les rires reprirent, bientôt suivi par les conversations interrompues des visiteurs. Aisling se retourna vers ses amis avec un petit sourire en coin. Elle en connaissait un qui avait bu un verre de trop, et quelque chose lui disait qu’il n’arrêterait pas de si tôt. Elle avait bien entendu une rumeur semblable, parlant d’une sorte de « baleine volante », mais comment prendre au sérieux une telle histoire ?

- Je l’ai vu aussi, déclara alors gravement Sornette.

- Tu as déjà tout vu dans ta vie, répondit la roturière sur un ton railleur en lui jetant un regard perplexe.

Les minutes qui suivirent furent réservées aux explications désespérées de son compagnon, qui prétendait avoir un jour aperçu une entité volante alors qu’il se trouvait sur les remparts, mais l’obscurité l’avait empêché d’en distinguer les formes, mais si ses yeux lui avaient fait défaut, ses oreilles, quant à elle, n’avaient pu percevoir que le bruit du vent, et aucun son ne sortait de l’objet mystérieux. Ses deux interlocuteurs avaient proposées toutes les hypothèses : un nuage, de la fumée, un astrolabe,  Sornette refusait chacune des propositions, y compris celles qui incluaient qu’il ait un peu trop bu le soir où il l’avait soi disant vu, ou bien le fait qu’il mente sans arrêt. Mais s’il s’agissait effectivement d’un mensonge, il le défendait avec tant d’ardeur que la blague avait perdu toute sympathie. Exaspérée, et surtout curieuse de résoudre cette affaire, Aisling se leva et déclara, assez fort pour que les tables avoisinantes (et surtout le géant de tout à l’heure) entende ce qu’elle avait à dire :

- Je veux voir ça de mes propres yeux, et je vais te la descendre ta « baleine volante ».

Avec un sourire, elle quitta la salle plus décidée que jamais, suivie du regard par quelques clients curieux. Dehors, le nuit était tombée ais les lumières artificielles permettaient encore de voir où l’on marchait. L’aventurière prit le chemin des remparts, s’éleva encore et encore, pour finalement atteindre sa destination.